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Sirenologie
3 mars 2019

La grand-mère de la Petite Sirène d'Andersen

Grand-mère de la Petite Sirène d'Andersen - Freya Littledale - 1990

La Grand-mère de la Petite Sirène d'Andersen, vue par Freya Littledale - 1990

 

Pour l'occasion de la fête des grands-mères, mettons à l'honneur un personnage trop souvent oublié et pourtant important:

la Grand-Mère de la Petite Sirène d'Andersen!

Grand-mère de la Petite Sirène d'Andersen - Monika Laimgruber - 1985

Grand-mère de la Petite Sirène d'Andersen, vue par Monika Laimgruber - 1985 (remarquez les 12 huîtres citées ci-dessous! et quelle couronne!)

En commençant par citer les passages du conte où elle apparaît:

Depuis plusieurs années le roi de la mer était veuf, et sa vieille mère dirigeait sa maison. C’était une femme spirituelle, mais si fière de son rang, qu’elle portait douze huîtres à sa queue tandis que les autres grandes dames n’en portaient que six. Elle méritait du reste de grands éloges pour les soins infinis qu’elle prodiguait à ses six petites filles, toutes princesses charmantes. Cependant la plus jeune était plus belle encore que les autres ; elle avait la peau aussi fine, aussi diaphane qu'un pétale de rose et les yeux bleus les profondeurs de l'océan …. mais elle n’avait pas de pieds : ainsi que ses sœurs, son corps se terminait par une queue de poisson.

[...]Toujours [la petite sirène] priait sa vieille grand’mère de lui parler des vaisseaux, des villes, des hommes et des animaux. [...]

Elle ne pouvait pas s’imaginer comment les poissons chantaient et sautillaient sur les arbres. La grand’mère appelait les petits oiseaux des poissons ; sans quoi elle ne se serait pas fait comprendre de ses petites filles qui n'en n'avaient jamais vu.

« Lorsque vous aurez quinze ans, dit la grand’mère, je vous donnerai la permission de monter à la surface de la mer et de vous asseoir au clair de la lune sur des rochers, pour voir passer les grands vaisseaux et faire connaissance avec les forêts et les villes. » [...]

Le jour vint où [la petite sirène] eut quinze ans.

« Tu vas partir, lui dit sa grand’mère, la vieille reine douairière : viens que je fasse ta toilette comme à tes sœurs. »

Et elle posa sur ses cheveux une couronne de lis blancs dont chaque pétale était la moitié d’une perle ; puis elle fit attacher à la queue de la princesse huit grandes huîtres pour désigner son rang élevé.

« Comme elles me font mal ! dit la petite sirène.

— Il faut souffrir pour être belle, » répliqua la vieille reine. [...]

 

Grand-mère de la Petite Sirène d'Andersen - Margaret Tarrant - 1910

 La Grand-mère de la Petite Sirène d'Andersen vue par Margaret Tarrant - 1910 (la petite sirène n'a vraiment pas l'air d'aimer les huîtres!)

 

Ses sœurs ne pouvant satisfaire toute sa curiosité, [la petite sirène] questionna sa vieille grand’mère, qui connaissait bien le monde plus élevé, celui qu’elle appelait à juste titre les pays au-dessus de la mer.

« Si les hommes ne se noient pas, demanda la jeune princesse, est-ce qu’ils vivent éternellement ? Ne meurent-ils pas comme nous ?

— Si fait, répondit la vieille, ils meurent, et leur existence est même plus courte que la nôtre. Nous autres vivons quelquefois trois cents ans ; puis, cessant d’exister ici, nous nous transformons en écume, car au fond de la mer ne se trouvent point de tombes pour recevoir les corps inanimés. Notre âme n’est pas immortelle ; avec la mort tout est fini. Nous sommes comme les roseaux verts : une fois coupés, ils ne verdissent plus jamais ! Les hommes, au contraire, possèdent une âme éternelle, qui vit après que leur corps s’est changé en poussière ; cette âme monte à travers l'air limpide jusqu’aux étoiles scintillantes, et, de même que nous nous élevons du fond des eaux pour voir le pays des hommes, ainsi eux s’élèvent à de délicieux endroits, immenses, inaccessibles aux peuples de la mer.

— Mais pourquoi n’avons-nous pas aussi une âme immortelle ? dit la petite sirène affligée ; je donnerais volontiers les centaines d’années qui me restent à vivre pour être homme, ne fût-ce qu’un jour, et participer ensuite au monde céleste.

La grand-mère de la petite sirène -Charlotte Gastaut - 2005 - Sirènologie

La Grand-mère de la Petite Sirène d'Andersen, par Charlotte Gastaut - 2005 ( un petit côté bestial avec ses écailles qui lui recouvrent tout le corps)

 

— Ne pense pas à de pareilles sottises, répliqua la vieille ; nous sommes bien plus heureux ici en bas que les hommes là-haut.

— Il faut donc un jour que je meure ; je ne serai plus qu’un peu d’écume ; pour moi plus de murmure des vagues, plus de fleurs ravissantes, plus de rouge soleil ! N’est-il donc aucun moyen pour moi de gagner une âme immortelle ?

— Un seul, mais à peu près impossible. Il faudrait qu’un homme conçût pour toi un amour infini, que tu lui devinsses plus chère que son père et sa mère. Alors, attaché à toi de toute son âme et de tout son cœur, s’il faisait unir par un prêtre sa main droite à la tienne en promettant une fidélité éternelle, son âme se communiquerait à ton corps, et tu serais admise au bonheur des hommes. Mais jamais une telle chose ne pourra arriver ! Ce qui passe ici dans la mer pour la plus grande beauté, ta queue de poisson, ils la trouvent détestable sur la terre. Pauvres hommes ! Pour être beaux, ils s’imaginent qu’il leur faut deux supports grossiers, qu’ils appellent jambes ! »

La petite sirène soupira tristement en regardant sa queue de poisson.

« Allons, de la gaieté ! dit la vieille, sautons et amusons-nous le plus possible pendant les trois cents années de notre existence ; c’est, ma foi, un laps de temps assez gentil, nous nous reposerons d’autant mieux après. Ce soir il y a bal à la cour. »

 

la grand-mère de la petite sirène - Pierre Couronne - 1996 - sirènologie

La Grand-mère de la Petite Sirène d'Andersen, vue par Pierre Couronne - 1996 ( une mamie très BCBG!)

  On l'oublie parfois car elle n'est pas toujours représentée, et saute même carrément parfois, à la différence de la Sorcière des Mers: pourtant elle ne sont que les deux faces d'une seule et même personne, initiatrice au monde. En effet, c'est la grand-mère qui donne, par ses histoires et ses descriptions, envie à la Petite Sirène d'aller en haut et d'avoir une âme immortelle, et c'est la sorcière qui donnera moyen à la Petite Sirène de le faire. Au théâtre c'est parfois la même personne qui incarne les deux personnages. Par exemple, Danièle Lebrun, dans la récente (novembre 2018-janvier 2019) adaptation de Géraldine Martineau pour la Comédie-Française, joue à la fois la Grand-mère et la Sorcière des Mers.

La Petite Sirène avec sa grand-mère - 2018 - © Christophe Raynaud de Lage - Comédie-Française

La grand-mère de la petite sirène jouée par Danièle Lebrun - 2018 - photo de Christophe Raynaud de Lage - Comédie-Française

C'est une femme de pouvoir, puisque c'est elle qui élève les jeunes sirènes, et c'est elle qui les autorise, en les apprêtant, à monter à la surface et à acquérir leur propre expérience. A noter que le royaume des sirènes n'est pas un matriarcat, puisque le père est bien désigné comme "Le" roi, même si c'est sa mère qui gère les affaires du royaume, à la manière d'une reine douairière, ou reine mère...

Son absence se fait souvent au profit du roi, qui, pratiquement inexistant dans le conte original, prend dans les adaptations plus d'importance, devenant une figure paternelle autoritaire, protectrice mais avec ce prétexte mais souvent plus répressive que la figure originale de la grand-mère. On est dans une représentation très genrée où le père, obligatoirement, doit se montrer plus sévère qu'une grand-mère.

Marina la petite sirène - la grand-mère prenant le parti de Marina

Chez Marina la petite sirène (Anderusen douwa ningyo hime en V.O. : "la princesse sirène du conte d'andersen") , le dessin animé de la Toêi de 1975, la Grand-Mère existe toujours, et bien que ce soit le roi qui ait toute autorité sur ses filles et ordonne les cérémonies de majorité, cette mamie gâteau arrive sans difficulté à persuader son fils de pardonner à sa fille d'être montée trop vite à la surface, et d'avancer la cérémonie de sa majorité. Siègeant elle aussi sur le trône, le pouvoir est clairement partagé.

Marina la petite sirène - la grand-mère partageant le trône avec le père

La grand-mère de Marina la petite sirène vue par Tomoharu Katsumata - 1975 - (heureusement que les portes du palais sous-marin sont grandes, parce que sinon le col de mamie ne passerait pas! XD)

 

Chez Disney en revanche, la figure grand-maternelle est tout simplement, entièrement évincée, remplacée par le roi Triton.

king Triton and seawitch Ursula - roi Triton et sorcière Ursula - Disney - 1989

Son absence se fait aussi au profit de la sorcière des mers, qui prend une allure bien plus tentatrice et maléfique que chez Andersen (attention! je ne dis pas qu'elle n'est pas cruelle chez le conteur danois: la petite sirène souffre tout de même à chaque pas comme si elle marchait sur des épées!). Dans le dessin animé japonais de 1975 elle provoque déjà la tempête qui fait naufrager le navire du prince (alors qu'à la base elle n'a rien à voir avec cette tempête) ; chez Disney la sorcière Ursula, au lieu d'être duelle avec la grand-mère, se confond avec la jeune fille qui doit épouser le prince, alors que celle-ci chez Andersen n'avait aucun lien avec la sorcière. Je serais curieuse de savoir si, dans la première mouture du projet Disney dans les années 40, quand l'illustrateur Kay Nielsen avait commencé à travailler dessus, la grand-mère était conservée ou avait déjà été écartée! Ces changements dans l'histoire chez Marina la petite sirène et chez Disney sont malheureusement plutôt misogynes mais scénaristiquement efficaces.

La sorcière des mers, en tant que double de la grand-mère, est annoncée par l'ambivalance de cette dernière, lorsqu'elle accueille avec indifférence la plainte de sa petite fille : "il faut souffrir pour être belle" lui rétorque-t-elle lorsque la jeune fille lui annonce sa souffrance, souffrance qui sera démultipliée quand la queue de poisson aura été transformée en jambes. Les deux femmes, pour lui donner accès au monde au-dessus de la mer, lui font mal au même endroit... l'une bien plus que l'autre évidemment, mais n'est-ce pas révélateur?

Cet aspect double de la grand-mère a probablement influencé Tomm Moore au moment de la conception de son film Le Chant de la Mer, lorsqu'il fait de la sorcière Macha et de Granny, la mamie des enfants, deux personnes différentes, mais complètement jumelles dans leur allure et leur comportement (voir mon article sur le film).

Dans sa psychanalyse des contes de fées, Bruno Bettelheim avait une théorie au sujet de la marâtre: pour l'enfant, quand sa mère ne répondait plus à ses attentes ou ses désirs, elle ne pouvait être qu'une fausse mère, une marâtre; et lorsqu'elle le satisfaisait de nouveau, elle redevenait la vraie mère, qui nourrit, qui berce et qui câline. Il s'agissait d'une manière de mettre à distance l'ambivalance de sa mère, qui répond à certains de ses besoins et désirs ( la nourriture, le logis, l'affection) et lui refuse d'autres choses, comme de manipuler des objets dangereux. L'enfant pouvait se dire que sa vraie maman avait été momentanément et magiquement remplacée par une fausse mère, méchante puisqu'elle ne faisait pas ce qu'il voulait, puis, lorsqu'elle répondait de nouveau à son désir, redevenait sa vraie maman. Une projection rassurante, puisque du coup sa vraie mère ne lui fera jamais de mal; la fausse par contre, oui. Ici, la grand-mère est la figure maternelle aimante et pleine de soin, qui lorsque la sirène exprimera le désir de voir ailleurs, le lui permettra, à travers la figure plus cruelle de la Sorcière, mais en lui en faisant payer le prix, la douleur.

 

La Petite sirène d'Anderen du Reader's digest - Peter Sander - 1975 - la grand-mère

La Grand-mère de La Petite sirène d'Andersen du Reader's digest - film de Peter Sander - 1975

 

Grand-mère de la Petite Sirène d'Andersen - Danièle Bour - 1986

La Grand-mère de la Petite Sirène d'Andersen, vue par Danièle Bour - 1986 ( gros câlin!)

 

Grand-mère de la Petite Sirène d'Andersen - Arthur Rackham - 1932

Grand-mère de la Petite Sirène d'Andersen, vue par Arthur Rackham - 1932 (une très cocasse ombre chinoise, en compagnie de son fils)

 

Grand-mère de la Petite Sirène d'Andersen - Michael Hague - 1981

Grand-mère de la Petite Sirène d'Andersen, vue par Michael Hague - 1981

Grand-mère de la Petite Sirène d'Andersen - Anne Henderson - 1924

La Grand-mère de la Petite Sirène d'Andersen, vue par Anne Henderson - 1924

Grand-mère de la Petite Sirène d'Andersen - Charles Santore - 1993

La Grand-mère de la Petite Sirène d'Andersen, vue par Charles Santore - 1993 ( cette vision de l'apprêt de la petite sirène par sa grand-mère est à comparer à celle de Margaret Tarant, 80 ans plus tôt)

 

la grand-mère de la petite sirène - Boris Diodorov - 2004 - sirènologie

Derrière les soeurs de la petite Sirène, leur Grand-mère, vue par Boris Diodorov - 1998

Grand-mère de la Petite Sirène d'Andersen par Dorothy Lathrop - 1939

Grand-mère de la Petite Sirène d'Andersen - Dorothy Lathrop - 1939

 

Cette liste est non exhaustive bien entendu ;-) Bonne fête à toutes les mamies!

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Commentaires
Sirenologie
  • Chevelures d'écume et voix des abysses, les sirènes sous-marines sont ici le sujet privilégié! Je prépare un fanzine sur elles, venez plonger dans la bulle des sirènes à travers romans, films, musique, BDs, poésie, études, images et dessins originaux.
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