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Sirenologie
31 juillet 2021

Les abysses, de Rivers SOLOMON, Aux Forges de Vulcain, 2020

Il est des résumés qui en disent juste assez pour donner envie de lire la suite.
Il en est d'autres qui sont... à côté de la plaque !
E il en est enfin qui, comme une mauvaise bande-annonce de film, dévoilent un peu trop l'histoire. Un Babelionaute, PostTenebrasLire intime de ne pas lire les quatrièmes de couverture... Dans le cas du roman Les abysses, de Rivers SOLOMON, chez les Forges de Vulcain je ne peux qu'adherer ici à cette recommandation car bien que le résume qui y figure soit court, il en dit bien trop! (et est légèrement à côté de la plaque aussi...)

Les abysses - rivers solomon - 2020 - quatrième de couverture floutée

Je vais essayer ici de ne pas trop tout dévoiler malgré ma tendance à vouloir en dire le plus possible! ^^;;

"Nous sommes si nombreux, il ne convient plus de nous appeler les étranges poissons. Nous nous sommes fait une place dans les océans. Nous écoutons tout, nous entendons tout, l'agitation, la construction, l'amour, la chasse, les embrassades, les accouplements. On ne peut plus douter de notre présence. Nous sommes le choeur des abysses. Wajinrus. Nous ne sommes plus zoti aleyu. Nous sommes plus vastes et plus beaux que ce que suggère ce nom. Nous sommes un chant et nous sommes unis.
Nous nous souvenons."
Yetu fait partie d'un peuple de sirènes, les Wajinrus, dont la société se découpe d'une manière particulière : une foule insouciante et sans souvenir, et un.e "historien.ne", qui porte à elle seule la mémoire de tout un peuple, sur plusieurs générations. La tâche est lourde et Yetu, historienne depuis ses 14 ans, plus sensible et fragile que les précédent.es Wajinrus chargé.es de cette fonction, en souffre énormément, jusqu'à avoir des pulsions suicidaires... Comment réussira-t-elle à assumer son rôle sans s'y perdre et/ou en mourir ? Survivra-t-elle au prochain Don de Mémoire, une cérémonie de 3 jours très exigeante pendant laquelle elle transmet toutes les souvenances aux autres Wajinrus avant de les reprendre pour une nouvelle année?

Les abysses - rivers solomon - extrait de couverture illustration Elena Vieillard

Ce récit est dense, court (moins de 200 pages) mais extrêmement riche. Il faut cependant assimiler un peu le fonctionnement wajinru, bien différents de simples humains à queue de poisson: au niveau sensoriel (les souvenirs se transmettent au toucher, pouvoirs électriques), au niveau social (un peuple dont l'élement le plus important est celui qui connaît l'histoire), au niveau sexuel (hermaphrodites)... Et c'est très intéressant! Bien que descendant des humains, les sirènes deviennent bel et bien une espèce à part, et en nous mettant dans la peau de Yetu, de Zoti, de Basha, SOLOMON nous fait expérimenter l'altérité -  lors des conversations de Zoti avec Waj, et de Yetu avec Suka, puis Oori, les "deux jambes" dont elle fait la connaissance dans sa fuite.  
J'ai apprécié aussi le clin d'oeil à un objet traditionnel de la mythologie des sirènes... qui fournira à Yetu le moyen de rejoindre à la fin la personne qui lui est devenue chère.

Les abysses - Rivers Solomon- 2020 - édition française les forges de Vulcain - extrait chapitre 2

 

Si je dis que le résumé de l'éditeur en dit trop tout en étant trompeur, c'est qu'il nous dévoile immédiatement les origines des Wajinrus; alors que leur genèse n'est décrite, par une Wajinru elle-même qui plus est, qu'au chapitre 4! Rien ne permettait de le deviner avant cela... la surprise, le plaisir qu'on a généralement à reconstituer les faits d'après un récit parcellaire, est donc déjà gâché.
Mais encore pire, il induit en erreur, en donnant l'impression que ce sera le sujet sinon central, du moins presque, et cela peut faire naître des attentes ou des préventions.
Des attentes, qui seront forcément déçues en lisant Les abysses: pas de détails, pas de dates, pas de noms, et pas vraiment d'action en fait non plus: on mentionne simplement le fait que c'était ainsi que sont nés les premiers wajinrus...
Des préventions, car on n'a pas forcément envie de lire un récit historique, moralisateur, ou inversement justificateur. Le sujet est sensible, aujourd'hui plus que jamais, et continue de cliver entre celleux qui le revendiquent et celleux qui veulent l'oublier, celleux qui en sont fier.e.s et celleux qui en ont honte, entre les descendants d'opprimés, les descendants d'oppresseurs... Sans compter celleux qui ne sont pas concerné.e.s et aimeraient bien qu'on parle de leur souffrance propre aussi. Bref, ce résumé maladroit peut avoir un effet repoussoir bien dommage.

the deep - les abysses - couverture anglo-saxonne

Alors que justement Rivers SOLOMON traite ce sujet avec subtilité... Bien qu'il s'agisse d'un fait fondateur, et d'une source de douleur (naitre d'un tel évènement est tout sauf anodin), il en sera paradoxalement assez peu question! pratiquement toute l'action tourne autour de Yetu et de la souffrance physique et mentale qu'engendre un trop-plein de souvenirs. Apparaît aussi le problème pour un peuple de ne pas avoir de mémoire commune autrement qu'à travers un récipiendaire unique: si ce récipiendaire disparaît, plus de mémoire ni de connaissance, ce qui engendre de la violence: ici les tempêtes inconsciemment déclenchées par l'agitation douloureuse des Wajinrus laissés seuls sans avoir appris à gérer leur mémoire, peut-être un parallèle avec la brutalite physique dans laquelle peut verser quelqu'un qui ne sait rien de ses origines et est sans repères?
Et on se rend compte que ce n'est pas tant l'origine tragique des Wajinrus le sujet, que leur destin. Comment accepter son histoire, comment ne pas se sentir écrasé.e ou nié.e parce qu'uniquement défini.e par celle-ci?
"Je n'étais pas Yetu, j'étais le réceptacle de leurs caprices.[...] Quand tu incarnes tous ceux qui ont vécu autrefois, quand tu existes pour tous ceux qui vivent aujourd'hui, tu n'es personne. Personne. Tu n'existes pas. "

Les abysses - Rivers Solomon- 2020 - édition française les forges de Vulcain - chapitre 1

Car le livre (à l'exception des chapitres 4 et 8) parle surtout de Yetu. Yetu qui souffre, on le comprend vite, d'une sévère dépression, un burn-out dû à la trop lourde charge posée sur ses seules épaules, d'être uniquement vue en tant qu'historienne; comme un.e adolescent.e qui souffre de ne pas répondre aux attentes de ses parents, comme un.e champion.ne sportif.ve qui représente l'espoir d'une médaille pour un pays entier, comme un.e militant.e qui se perd dans la cause dans laquelle iel s'est investi.e... De manière universelle, ce récit parlera à chaque personne qui a pu se retrouver dans cette situation de soudain craquer devant une tâche trop grande et trop rude pour soi-même.
"D'année en année, les ancêtres la tiraient vers les abysses du passé, de plus en plus profondément. Combien de temps lui restait-il, avant qu'elle s'anéantisse tout à fait?"

Les abysses - rivers solomon - extrait de couverture les chaînes

Le livre, malgré sa petite taille, m'a d'ailleurs paru parfois lassant tant le récit des souffrances de l'héroïne vire à certains moments à une litanie pénible tournant à vide... C'est l'un des reproches que je fais à ce livre, il est assez facile d'en décrocher à certains moments. Mais heureusement ça ne dure pas longtemps, grâce à la facilité de lecture permise par l'écriture fluide, tout en phrases courtes et en mots simples (on peut dire que l'alliance entre le style de l'auteurice et la traduction est réussie).
Si c'est une histoire de douleur, c'est cependant aussi une histoire d'espoir, de réconciliation, de guérison... et une solution de solidarité est proposée, à la fois individuelle et collective. Une solution de métissage et de transformation, aussi, dans les dernières lignes.

"Elle reconnaissait, légitimait leur souffrance, ce qu'ils n'avaient jamais accepté de faire pour elle.
[...]
Il fallut trois jours avant que la tempête qui faisait rage à l'intérieur de chacun d'entre eux commence à se calmer; ils gardaient tous en eux un morceau de l'histoire, désormais. Ils se l'étaient partagée. Ils avaient eu de longues conversations. Ils partageaient la souffrance, aussi. Parfois, l'un d'entre eux voulait mourir, mais ils se souvenaient, et cela passait.
Quand un évènement déclenchait une souvenance, ils disaient: "cela a été". Car cela avait été. Yetu pensait à la vie en surface, à Oori, qui avait presque tout perdu : le savoir, les rites, les prières, la famille. Mais on pouvait survivre malgré les lacunes, on pouvait éventuellement les combler, mais pour cela il fallait être vivant."

Sur 9 chapitres, les 4 et 8 quittent le point de vue de Yetu seule pour s'attacher aux historien.ne.s du passé: Zoti, la première Wajinru, qui se nomma ainsi après Waj, la première deux-jambes qu'elle sauva et qui l'appela Zoti Aleyu, "étrange poisson"... et le dernier historien avant Yetu, Basha, plus fort et agressif, qui déclenche une tempête contre les deux-jambes qui se sont mis à les attaquer pour mieux exploiter le pétrole sous-marin. Ces deux chapitres sont écrits en français à la première personne du pluriel, avec "nous", bien que ce soit une seule entité qui parle à chaque fois. Je n'ai pas lu la version originale en anglais, donc je ne sais pas quel pronom le traducteur Francis Guévremont a remplacé: est-ce "we" (traduction de "nous"), ou le "they"("ils/elles")singulier utilisé par les personnes non-binaires (puisque Rivers Solomon est-iel même transgenre et non-binaire)? La postface parle d'un "y'all", sorte de "nous/vous" collectif, pour sortir de l'individuel...

Les abysses - Rivers Solomon- 2020 - édition française les forges de Vulcain - chapitre 4

Ces deux chapitres sont probablement les plus denses en action et en informations, et offrent une respiration au milieu de la complainte de Yetu.
**************
Si je recommande donc de ne pas lire la quatrième de couverture, par contre vous pouvez profiter sans contraintes de la première de couverture, avec le visuel d'Elena VIEILLARD, qui n'en n'est ni à sa première collaboration avec Aux Forges de Vulcain, ni même à sa première illustration d'un roman de Rivers Solomon. Son travail épuré, montrant des chaînes ondulant telles des algues depuis les profondeurs dans lesquelles se faufile la petite silhouette noire d'une sirène, est pertinent: les chaînes font écho à la fois à la genèse des premier.e.s Wajinrus, mais aussi aux souvenirs qui entravent Yetu et peut-être à ses semblables aussi, qui ne veulent pas reconnaître sa souffrance au début et la forcent à tenir son rôle d'historienne... tout en évoquant aussi la chaîne d'une ancre dont on a besoin comme repère.

Les abysses - Rivers Solomon- 2020 - édition française les forges de Vulcain - illustration Elena vieillard

La bande-son idéale pour ce livre ? On peut toujours écouter la musique qui lui a donné naissance : il est expliqué dans la postface, du groupe de hip-hop clipping., que l'idée de ce peuple de sirènes est venu d'un duo de musique techno afrofuturiste de Détroit, Drexciya, qui inventa dans les années 1990 une mythologie afro-sous-marine à la manière de l'Atlantide.

logo de Drexciya

Cette oeuvre a donné envie au groupe clipping. de réaliser le morceau The Deep avec son refrain/mantra "y'all remember" ( "nous nous souvenons" à la fin du chapitre 4)... qui a à son tour inspiré Rivers SOLOMON pour son roman du même nom (on peut remarquer sur la couverture du roman en version originale, les noms des membres du groupe qui sont cités en co-auteurs). D'ailleurs peut-être est-ce pour cela que l'éditeur français vend la mèche dès la quatrième de couverture, puisque les paroles de The Deep révèlent très rapidement et sans détour l'origine des sirènes!
Mais la chanson est une chose, et le roman en est une autre, dont la narration subtile se voit vidée d'une partie de sa force avec le résumé é_é D'ailleurs les sirènes wajinrus sont, à part leur naissance traumatique, finalement assez différentes de leurs inspirateurs drexciyiens (vous pouvez en apprendre plus sur le mythe drexciyien sur ces articles d'arte.tv et de mamakya. mais je recommande de les lire après le livre!)...
A part ce résumé maladroit donc, par contre, je n'ai pas grand chose à reprocher Aux Forges de Vulcain qui ont fait du beau travail:  une traduction qui se laisse oublier, pas de coquille gênant la lecture du texte, l'objet en lui-même, un dos carré-collé de format 14cm x21cm (presque un A5) est solide sans être lourd, le papier est de bonne qualité, imprimé et relié en France en Mayenne, un élégant visuel de couverture dont j'ai déjà parlé plus haut, et surtout je les remercie d'avoir fait traduire et publier en français un beau roman! Et merci à Rivers SOLOMON, qui sur un sujet si délicat et si spécifique en apparence, réussit à rendre l'histoire universelle et à la terminer sur de l'espoir.
"Elle était devenue quelque chose de tout à fait nouveau."
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