Extrait de Senso de Camillo BOITO (1883) : dans la sirène (bain flottant vénitien de Tommaso RIMA)
Relisant une nouvelle jadis imposée au lycée pour son cadre historique ( la guerre d'indépendence italienne au 19ème siècle, le Risorgimento) et qui ne m'avait guère plu à l'époque (en plus la couverture est... moche), Senso de Camillo BOITO, j'y ai trouvé un certain intérêt de manière tout à fait inattendue! Je vous cite les passages qui m'ont interpellée:
"A Venise je renaissais. Ma beauté s'épanouissait.[...]
Venise, que je n'avais jamais vue et que j'avais tant désiré voir, parlait à mes sens, plus qu'à mon âme : ses monuments, dont je ne connaissais pas l'histoire et ne comprenais pas la beauté, m'importaient moins que l'eau verte, le ciel étoilé, la lune d'argent, le coucher de soleil doré, et surtout la gondole noire dans laquelle, allongée, je me laissais aller aux voluptueux caprices de mon imagination. [...] Certain soir, j'ôtai de mon doigt une bague, cadeau de mon mari, où étincelait un gros diamant, et je la jetai loin de la barque, dans la lagune: j'eus l'impression d'avoir épousé la mer.[...]
Et maintenant voici comment débuta ma terrible passion pour l'Alicide, pour l'Adonis en uniforme blanc, dont le prénom, d'ailleurs, ne me plaisait guère : Remigio. J'avais coutume chaque matin de me rendre aux Bains flottants de Rima, situés entre le petit jardin du Palazzo Reale et la pointe de la Dogana. J'avais retenu pour une heure, de sept à huit, une sirène, c'est-à-dire l'une des deux vasques réservées aux dames, suffisamment grande pour que l'on put y nager un peu, et où ma femme de chambre venait me déshabiller et me rhabiller. Mais comme personne d'autre ne pouvait y entrer, je ne me donnais pas la peine de passer mon costume de bain. La vasque fermée tout autour par des parois de bois et couverte d'une toile gris cendré à larges bandes rouges, comportait un fond de planches placé sous l'eau à une profondeur telle que les dames de petites taille n'avaient que la tête qui dépassait. Moi j'avais toutes les épaules hors de l'eau.
Oh, la belle eau émeraude, limpide, sous laquelle je voyais vaguement onduler mes formes, jusqu'à mes pieds menus ! Sans oublier quelques petits poissons argentés qui frétillaient autour de moi. Je nageais autant que le permettait la longueur de la sirène, je frappais l'eau de mes deux mains ouvertes jusqu'à ce que l'écume blanche recouvrît le vert diaphane; je m'allongeais sur le dos, baignant mes longs cheveux, tentant de flotter un instant, immobile, puis j'aspergeais la femme de chambre qui s'enfuyait le plus loin possible, et je riais comme une petite fille. De très larges ouvertures, pratiquées juste en dessous du niveau de la mer, laissaient l'eau entrer et passer librement, et en collant l'œil aux fentes des planches disjointes de la paroi, on pouvait voir un petit bout du paysage : le campanile rouge de San Giorgio, une ligne de lagune où fuyaient des barques légères, et une mince tranche des Bains militaires, qui flottaient à faible distance de ma sirène.