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Sirenologie
19 juin 2021

Extrait de Senso de Camillo BOITO (1883) : dans la sirène (bain flottant vénitien de Tommaso RIMA)

Senso - Camillo Boito - 1883

 

Relisant une nouvelle jadis imposée au lycée pour son cadre historique ( la guerre d'indépendence italienne au 19ème siècle, le Risorgimento) et qui ne m'avait guère plu à l'époque (en plus la couverture est... moche), Senso de Camillo BOITO, j'y ai trouvé un certain intérêt de manière tout à fait inattendue! Je vous cite les passages qui m'ont interpellée:

"A Venise je renaissais. Ma beauté s'épanouissait.[...]

Venise, que je n'avais jamais vue et que j'avais tant désiré voir, parlait à mes sens, plus qu'à mon âme : ses monuments, dont je ne connaissais pas l'histoire et ne comprenais pas la beauté, m'importaient moins que l'eau verte, le ciel étoilé, la lune d'argent, le coucher de soleil doré, et surtout la gondole noire dans laquelle, allongée, je me laissais aller aux voluptueux caprices de mon imagination. [...] Certain soir, j'ôtai de mon doigt une bague, cadeau de mon mari, où étincelait un gros diamant, et je la jetai loin de la barque, dans la lagune: j'eus l'impression d'avoir épousé la mer.[...]

bains flottants de Tommaso Rima - document 1893 - collection Filippi

Et maintenant voici comment débuta ma terrible passion pour l'Alicide, pour l'Adonis en uniforme blanc, dont le prénom, d'ailleurs, ne me plaisait guère : Remigio. J'avais coutume chaque matin de me rendre aux Bains flottants de Rima, situés entre le petit jardin du Palazzo Reale et la pointe de la Dogana. J'avais retenu pour une heure, de sept à huit, une sirène, c'est-à-dire l'une des deux vasques réservées aux dames, suffisamment grande pour que l'on put y nager un peu, et où ma femme de chambre venait me déshabiller et me rhabiller. Mais comme personne d'autre ne pouvait y entrer, je ne me donnais pas la peine de passer mon costume de bain. La vasque fermée tout autour par des parois de bois et couverte d'une toile gris cendré à larges bandes rouges, comportait un fond de planches placé sous l'eau à une profondeur telle que les dames de petites taille n'avaient que la tête qui dépassait. Moi j'avais toutes les épaules hors de l'eau.

 

Sirena - bain flottant vénitien de Tommaso Rima

 

Oh, la belle eau émeraude, limpide, sous laquelle je voyais vaguement onduler mes formes, jusqu'à mes pieds menus ! Sans oublier quelques petits poissons argentés qui frétillaient autour de moi. Je nageais autant que le permettait la longueur de la sirène, je frappais l'eau de mes deux mains ouvertes jusqu'à ce que l'écume blanche recouvrît le vert diaphane; je m'allongeais sur le dos, baignant mes longs cheveux, tentant de flotter un instant, immobile, puis j'aspergeais la femme de chambre qui s'enfuyait le plus loin possible, et je riais comme une petite fille. De très larges ouvertures, pratiquées juste en dessous du niveau de la mer, laissaient l'eau entrer et passer librement, et en collant l'œil aux fentes des planches disjointes de la paroi, on pouvait voir un petit bout du paysage : le campanile rouge de San Giorgio, une ligne de lagune où fuyaient des barques légères, et une mince tranche des Bains militaires, qui flottaient à faible distance de ma sirène.

[...] Un matin, tandis que je regardais sur ma cuisse droite une petite tâche bleutée, sans doute une légère contusion, qui gâtait la blancheur rosée de ma peau, j'entendis dehors un bruit, comme si quelqu'un nageait rapidement. Autour de moi l'eau s'agita, une vague plus fraîche fit courir un frisson dans mes membres, et par l'un des larges orifices qui s'ouvraient entre le sol et les parois, tout à coup, un homme pénétra dans la sirène. Je ne criai pas, je n'eus pas peur. Il me parut taillé dans le marbre, tant il était beau et blanc, sa poitrine était soulevée par un souffle profond, ses yeux bleus étincelaient et de ses cheveux blonds des gouttes tombaient comme une pluie de lumineuses perles. Debout, à demi voilé par l'eau à peine frémissante, il leva ses bras souple et musclés : on aurait dit qu'il remerciait les dieux et qu'ils disait : "Enfin !"
C'est ainsi que commença notre liaison, et à partir de ce moment-là je le vis chaque jour à la promenade au café ou au restaurant, où mon mari, qui s'était pris d'amitié pour lui, l'invitait souvent."
Pour recontextualiser: Les bains flottants de Rima ne se rapportent pas comme je l'ai pensé au premier abord, à un lieu ou un quartier de Venise, mais à Tommaso RIMA (1775-1843), médecin et chirurgien militaire suisse qui servit dans l'armée napoléonienne. Médecin-chef de l'hôpital provincial de Venise à partir de 1822, il y créa en 1833, dans la vogue de l'hydrothérapie (les soins thermaux), un stabilimento galleggiante, c'est-à-dire des établissments flottants, puis sur le même principe, à destination des femmes, des bateaux-bains.
"Une rapide explication du phénomène s’impose. Les villes thermales, où s’affirme la mode des cures, sont à cette époque en pleine expansion. À partir de la seconde moitié du siècle, l’administration autrichienne – qui domine la ville depuis 1816 – décide à son tour d’exploiter le potentiel balnéaire de Venise et encourage ainsi l’émergence de nombreuses initiatives privées destinées à potentialiser le développement touristique de la cité ducale, à l’image de la structure flottante imaginée par le Docteur Tommaso Rima, Chirurgien de l’hôpital de Venise. Convaincu des propriétés exceptionnelles de l’eau de la lagune, ce dernier fit installer en 1833 un stabilimento galleggiante à proximité de la pointe de la Douane afin que la clientèle puisse jouir de la vue du Grand Canal, de la Piazzetta et du Bassin de Saint-Marc tout en se baignant. Sur l’onde de l’enthousiasme collectif et de la mode, le Docteur Rima proposa à ses clients l’usage de petites embarcations semblables à des gondoles, lesquelles permettaient de jouir du massage énergique des eaux. Ces « bains artistiques de circumnavigation » comme il les définit dans la Gazzetta di Venezia de 1842, permettaient donc de « naviguer tout en se baignant et de changer ainsi, à chaque instant, d’eau et de point de vue ». (Laetitia LEVANTIS, Séjourner à Venise : des auberges populaires du XVIIIe siècle aux luxueux hôtels de l’âge romantique)
Senso, paru en 1883, a comme sous-titre "carnet secret de la comtesse Livia" retraçant ce qui se passa dans sa vie en 1865, lors de la guerre d'indépendance de l'Italie contre l'Autriche. Livia, jeune mariée de 22 ans en voyage de noces à Venise, unie de son plein gré à un vieux et riche comte, entame une liaison extraconjugale avec un lieutenant de 24 ans, Remigio, aussi beau, vénal et egoïste qu'elle... Cette passion brûlante et surtout charnelle entre eux aurait pu durer longtemps sans la guerre italo-autrichienne.
Livia est décrite dès le départ comme une femme magnifique, qui en est consciente, et surtout uniquement préoccupée d'elle-même (elle se regarde fréquemment et surveille la moindre modifcation physique, tout comme la sirène se regarde dans son miroir), au détriment de tout sentiment positif vis-à-vis des autres: belle et manipulatrice, elle aura avant même son mariage poussé au désespoir mortel un amoureux éconduit, et s'est fait épouser par son vieux mari simplement pour jouir de sa fortune et de son statut social.
Ensuite, c'est au contact de la mer de Venise que son pouvoir de séduction opérera à son plein, sur tout son entourage, et elle agira de manière à se sentir unie à la mer, avec sa bague lancée à l'eau.
Livia, déjà présentée comme un monstre de beauté presque éternelle (à 39 ans elle semble rester aussi jeune qu'à 22 ans), une créature de sensualité égoïste, mènera son amant à sa perte lorsqu'elle decouvrira son infidélité envers elle, tout comme les sirènes mènent à la mort les marins qui les approchent...
Enfin je trouve surtout extrêmement révélateur que BOITO place le déclenchement de la liaison adultère dans le bain appelé sirène, communicant avec la mer... Le bain de mer devient un lieu de plaisir sensuel et de débauche illicite, tout comme la sirène marine est vue par la religion chrétienne comme un appel à la sexualité.

Senso par Camillo Boito - Livia la sirène - sirènologie

Bref tout est réuni pour faire de Livia une véritable sirène: sa beauté perpétuelle, son obsession d'elle-même comme le miroir de la sirène, son insensibilité au destin des autres, sa sensualité animale, son lien avec la mer, sa séduction, son côté fatal et immoral... Seul manque le chant! ce sera celui de l'argent dont elle arrose son amant, et celui du papier, la lettre qu'il lui a écrit, dont elle se servira pour sceller son sort quand il l'aura trahie.
Ce récit ayant été adapté en un film de 1954 par Luchino VISCONTI, j'ai espéré y trouver des images de la fameuse sirène, mais apparemment l'histoire a été beaucoup modifiée (tout comme la personnalité de Livia) et leur rencontre a lieu à la salle d'opéra La Fenice, et non dans les bains flottants de Rima... Dommage! J''ai du me contenter de docments trouvés sur internet. Quant au dessin que j'ai fait pour illustrer la fin de l'article, faute d'envie de faire du décor, je l'ai plutôt axé sur l'identification de Livia à la créature fantastique, que sur les bains flottants vénitiens pour femmes appelés sirène qui ont pourtant été au départ de ma réflexion sur ce livre... ^^;
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  • Chevelures d'écume et voix des abysses, les sirènes sous-marines sont ici le sujet privilégié! Je prépare un fanzine sur elles, venez plonger dans la bulle des sirènes à travers romans, films, musique, BDs, poésie, études, images et dessins originaux.
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